On a lu pour vous : The Storytelling Animal: How Stories Make Us Human, de Jonathan Gottschal
Tout le monde raffole d’une bonne histoire. La narration fait partie intégrante du fonctionnement psychologique de l’être humain. Mais pourquoi ? Au-delà de son aspect ludique, la narration remplirait-elle une fonction biologique ?
Telles sont les questions que se pose l’auteur de The Storytelling Animal : How Stories Make Us Human. S’appuyant autant sur l’Histoire que sur la science, 10cherche à expliquer notre habitude plurimillénaire de tout transformer en histoire.
En s’intéressant aux récits, on a déjà quelques surprises.
La première surprise, c’est que nous passons un temps considérable de notre vie à évoluer dans des univers fictifs, qu’il s’agisse de rêveries éveillées, de romans, de légendes, de rumeurs ou de récits de vies. Faites la somme de tout le temps passé ainsi, et vous vous rendrez compte que nous accordons plus de temps aux fictions et aux histoires qu’au monde réel ! « Le Pays Imaginaire est notre niche écologique, notre habitat de prédilection » résume Jonathan Gottschall.
La deuxième surprise, c’est que les thèmes autour desquels nous construisons nos récits ne sont pas ceux qu’on pourrait croire. Intéressons-nous aux scénarios que l’on retrouve le plus souvent dans les jeux d’enfants, les rêveries et les romans : il ne s’agit pas d’univers agréables, où tout va bien et où tout le monde est heureux… Au contraire, ce sont bien plus souvent des scénarios catastrophes sur fond d’univers obscurs, où le conflit et la violence sont omniprésents. Les scénarios sont débarrassés de tout l’aspect monotone et ennuyeux de la vie réelle pour devenir un incroyable condensé de situations problématiques. Selon l’auteur, les problèmes constituent la grammaire universelle de nos histoires.
Il en va de même avec nos rêves et cauchemars. Avez-vous déjà souhaité que vos rêves deviennent réalité ? Si c’est le cas, on espère que vous ne faisiez pas référence à vos rêves nocturnes ! Ce sont des condensés de discorde et de violence. Les scientifiques qui dissèquent le contenu de nos rêves le confirment : au pays des rêves, tout se résume à fuir ou à se battre.
Que nous apprennent ces observations sur la raison d’être du récit ?
Tout d’abord, qu’une des fonctions du récit est de simuler des situations potentielles. La neuroscience l’a démontré depuis longtemps : l’une des caractéristiques des cerveaux les plus intelligents est le temps passé à simuler le futur. Les êtres intelligents qui apprennent les règles du monde puis simulent le résultat d’une action potentielle avant de prendre une décision peuvent ainsi prévoir un évènement sans courir de risque physique. Pour citer le philosophe Karl Popper, simuler le futur permet de « laisser mourir nos hypothèses à notre place ». Les animaux intelligents ne se risquent pas à tester physiquement chacune de leurs hypothèses pour découvrir quelles sont les conséquences de leurs actions… ça leur serait très rapidement fatal ! Et c’est bien pour cela que les histoires sont si utiles : en nous demandant constamment « que se passerait-il si… », nous optimisons nos actions et nos comportements.
Mais la force de la narration va au-delà. Vous souvenez-vous de cette scène de Star Wars, lorsque Luke Skywalker lance son missile exactement dans le conduit d’aération de l’Etoile de la mort ? Si vous avez vu cette scène, vous vous en souvenez forcément, et pour cause : c’est le point culminant d’une histoire grandiose où le bien l’emporte sur le mal ! Mais elle constitue aussi une analogie intéressante : infecter le cerveau d’une autre personne avec une idée n’est pas chose facile, il faut arriver à viser le tout petit trou de serrure qui constitue le point d’entrée vers le système. Et quand il s’agit du cerveau, cette serrure a la forme d’une histoire. Toute personne ayant eu à enseigner un jour vous le dira : la plupart des informations ne fait que rebondir sans laisser grande impression. Les meilleurs professeurs, tout comme les hommes politiques les plus écoutés, savent à quel point le récit est important.
Il n’y a rien de nouveau là-dedans, mais nous disposons aujourd’hui d’une meilleure compréhension du fonctionnement de ce phénomène. Pour arriver à modifier un cerveau, il faut stimuler les bons neurotransmetteurs. Or ces neurotransmetteurs sont particulièrement actifs lorsque la personne est curieuse, cherche à prédire la suite et est émotionnellement engagée. C’est pourquoi les textes religieux qui connaissent le plus de succès ne sont pas rédigés sous forme d’observations de la réalité, ni de séries d’affirmations. Ils sont rédigés sous forme d’histoires et à grand renfort de buissons ardents, de baleines, de fils, d’amants, de trahisons et de rivalités.
La portée des histoires
Les histoires ne sont pas uniquement mémorables, elles sont également fascinantes. Ce pouvoir de fascination est utilisé partout : dans le catch américain aux scénarios simulés mais passionnants, avant un combat de boxe lorsque les présentateurs chauffent le public pendant des heures, aux Jeux Olympiques où l’on présente l’histoire personnelle de chaque athlète.
Mais toutes les histoires ne se valent pas. Jonathan Gottschall souligne ainsi qu’une histoire n’aura l’impact souhaité que si elle possède une certaine moralité. Une histoire qui suscite une répugnance morale (par exemple une histoire d’amour sexué mère-fils, ou dans laquelle le méchant s’enrichit alors que le gentil finit paralysé) n’arrivera ni à capturer l’attention ni à influencer les autres. A part quelques exceptions (qui confirment la règle), le cerveau n’absorbe que les histoires qui promeuvent une certaine vertu.
L’auteur en conclut donc que la narration a une fonction « profondément moraliste ». Les histoires ont comme fonction biologique d’encourager un comportement prosocial. A travers les cultures, les histoires véhiculent, sous différentes formes, le même message : celui qui est honnête et qui respecte les règles sera récompensé comme le gentil de l’histoire, tandis que celui qui enfreint les règles sera soumis au même châtiment que le méchant. Selon cette théorie, le besoin de créer et d’absorber des histoires morales est profondément ancré en nous, et aide à maintenir la société en place. Il s’agit d’une adaptation au niveau du groupe. Nos histoires sont aussi importantes que nos gènes. Loin d’être du temps perdu, elles relèvent d’une innovation évolutive.
Jonathan Gottschall souligne l’importance de cette fonction de cohésion sociale au sein des histoires que les nations créent sur elles-mêmes. Remplies d’inexactitudes, elles relèvent « plus de la fiction que de l’Histoire », selon l’auteur. Elles remplissent la même fonction évolutive que la religion : définir les groupes, organiser les comportements et remplacer l’égoïsme par la coopération. Nos mythes nationaux nous racontent que « nous sommes non seulement les gentils de l’histoire, mais également les personnes les plus intelligentes, braves et admirables qui aient jamais existé ».
Si le poète nord-américain W. H. Auden s’inquiétait que « la poésie ne réalise rien », Jonathan Gottschall est au contraire persuadé que la fiction a le pouvoir de changer le monde. En témoignent l’influence de Wagner sur la perception qu’Hitler avait de lui-même, ou l’influence de La case de l’oncle Tom sur la culture nord-américaine. « Les études prouvent que la narration nous grignote et nous façonne constamment » écrit l’auteur de l’ouvrage. « Si c’est le cas, alors la fiction est l’une des forces les plus puissantes qui sculpte les individus et les sociétés ».
La narration reste éternelle
A contre-courant de la tendance actuelle qui consiste à déplorer la baisse d’intérêt général pour la littérature, Jonathan Gottschall considère au contraire que la narration n’est ni morte ni mourante. Certains se désolent du désintérêt grandissant pour ces romans qui requièrent trop d’attention. Mais il s’agit d’une tendance « exagérée jusqu’à l’absurde », selon l’auteur. « Rien qu’aux Etats-Unis, on publie un nouveau roman par heure », et certains arrivent à atteindre un public complémentaire en étant adaptés sous forme de films. Au-delà des livres, la vitalité de la narration de nos jours s’observe clairement dans les médias, par exemple à travers le succès des jeux vidéo ou des télé-réalités aux scénarios préétablis. L’auteur prédit ainsi que les librairies sont loin de vivre leurs derniers jours. Elles se transformeront peut-être, quitte à devenir le repaire de participants à des jeux multi-joueurs à grande échelle… mais elles survivront.
Autrement dit, si le support de la narration évolue, son essence reste quant à elle inchangée. Notre soif instinctive de narration promet au récit de rester aussi omniprésent, puissant et utile qu’il l’est actuellement, et ce, tant que l’animal humain existera.
Page mise à jour le 22/12/2024